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même : d'où naissent les extases et les ravissements. Cet état est le délire de la dévotion. Souvent il se
perfectionne, ou plutôt dégénère en quiétisme : vous savez qu'un quiétiste n'est autre chose qu'un homme
fou, dévot et libertin.
"Voyez les casuistes, qui mettent au jour les secrets de la nuit, qui forment dans leur imagination tous les
monstres que le démon d'amour peut produire, les rassemblent, les comparent, et en font l'objet éternel de
leurs pensées : heureux si le coeur ne se met pas de la partie et ne devient pas lui-même complice de tant
d'égarements si naïvement décrits et si nûment peints !
"Vous voyez, Monsieur, que je pense librement, et que je vous dis tout ce que je pense. Je suis
naturellement naïf, et plus encore avec vous qui êtes un étranger, qui voulez savoir les choses, et les savoir
telles qu'elles sont. Si je voulais, je ne vous parlerais de tout ceci qu'avec admiration ; je vous dirais sans
cesse : "Cela est divin, cela est respectable ; il y a du merveilleux." Et il en arriverait de deux choses l'une,
ou que je vous tromperais, ou que je me déshonorerais dans votre esprit."
Nous en restâmes là ; une affaire qui survint au dervis rompit notre conversation jusques au lendemain.
De Paris, le 23 de la lune de Rhamazan 1719.
Lettre CXXXIV. Rica au même 180
Lettres persanes
Lettre CXXXV. Rica au même
Je revins à l'heure marquée, et mon homme me mena précisément à l'endroit où nous nous étions quittés.
"Voici, me dit-il, les grammairiens, les glossateurs et les commentateurs. - Mon Père, lui dis-je, tous ces
gens-là ne peuvent-ils pas se dispenser d'avoir du bon sens ? - Oui, dit-il ; ils le peuvent, et même il n'y
paraît pas : leurs ouvrages n'en sont pas plus mauvais ; ce qui est très commode pour eux. - Cela est vrai,
lui dis-je, et je connais bien des philosophes qui feraient bien de s'appliquer à ces sortes de sciences.
"- Voilà, poursuivit-il, les orateurs, qui ont le talent de persuader indépendamment des raisons, et les
géomètres, qui obligent un homme, malgré lui, d'être persuadé, et le convainquent avec tyrannie.
"Voici les livres de métaphysique, qui traitent de si grands intérêts, et dans lesquels l'infini se rencontre
partout ; les livres de physique, qui ne trouvent pas plus de merveilleux dans l'économie du vaste univers que
dans la machine la plus simple de nos artisans ; les livres de médecine, ces monuments de la fragilité de la
nature et de la puissance de l'art, qui font trembler quand ils traitent des maladies même les plus légères, tant
ils nous rendent la mort présente, mais qui nous mettent dans une sécurité entière quand ils parlent de la vertu
des remèdes, comme si nous étions devenus immortels.
"Tout près de là, sont les livres d'anatomie, qui contiennent bien moins la description des parties du
corps humain que les noms barbares qu'on leur a donnés : chose qui ne guérit ni le malade de son mal, ni le
médecin de son ignorance.
"Voici la chimie, qui habite tantôt l'Hôpital et tantôt les Petites-Maisons, comme des demeures qui lui
sont également propres.
"Voici les livres de science, ou plutôt d'ignorance occulte ; tels sont ceux qui contiennent quelque
espèce de diablerie : exécrables, selon la plupart des gens, pitoyables, selon moi. Tels sont encore les livres
d'astrologie judiciaire. - Que dites-vous, mon Père ? Les livres d'astrologie judiciaire ! repartis-je avec feu.
Et ce sont ceux dont nous faisons le plus de cas en Perse ; ils règlent toutes les actions de notre vie, et nous
déterminent dans toutes nos entreprises. Les astrologues sont proprement nos directeurs ; ils font plus : ils
entrent dans le gouvernement de l'Etat. - Si cela est, me dit-il, vous vivez sous un joug bien plus dur que
celui de la raison. Voilà le plus étrange de tous les empires : je plains bien une famille, et encore plus une
nation, qui se laisse si fort dominer par les planètes. - Nous nous servons, lui repartis-je, de l'astrologie
comme vous vous servez de l'algèbre. Chaque nation a sa science, selon laquelle elle règle sa politique ; tous
les astrologues ensemble n'ont jamais fait tant de sottises en notre Perse qu'un seul de vos algébristes en a fait
ici. Croyez-vous que le concours fortuit des astres ne soit pas une règle aussi sûre que les beaux
raisonnements de votre faiseur de système ? Si l'on comptait les voix là-dessus en France et en Perse, ce
serait un beau sujet de triomphe pour l'astrologie ; vous verriez les calculateurs bien humiliés. Quel
accablant corollaire n'en pourrait-on pas tirer contre eux ? "
Notre dispute fut interrompue, et il fallut nous quitter.
De Paris, le 26 de la lune de Rhamazan 1719.
Lettre CXXXV. Rica au même 181
Lettres persanes
Lettre CXXXVI. Rica au même
Dans l'entrevue suivante, mon savant me mena dans un cabinet particulier. "Voici les livres d'histoire
moderne, me dit-il. Voyez premièrement les histoires de l'Eglise et des papes, livres que je lis pour m'édifier,
et qui font en moi souvent un effet tout contraire.
"Là, ce sont ceux qui ont écrit de la décadence du formidable empire romain, qui s'était formé du débris
de tant de monarchies, et sur la chute duquel il s'en forma aussi tant de nouvelles. Un nombre infini de
peuples barbares, aussi inconnus que les pays qu'ils habitaient, parurent tout à coup, l'inondèrent, le
ravagèrent, le dépecèrent, et fondèrent tous les royaumes que vous voyez à présent en Europe. Ces peuples
n'étaient point proprement barbares, puisqu'ils étaient libres ; mais ils le sont devenus depuis que, soumis
pour la plupart à une puissance absolue, ils ont perdu cette douce liberté si conforme à la raison, à l'humanité
et à la nature.
"Vous voyez ici les historiens de l'empire d'Allemagne qui n'est qu'une ombre du premier empire, mais
qui est, je crois, la seule puissance qui soit sur la terre que la division n'a point affaiblie ; la seule, je crois
encore, qui se fortifie à mesure de ses pertes, et qui, lente à profiter des succès, devient indomptable par ses
défaites.
"Voici les historiens de France, où l'on voit d'abord la puissance des rois se former, mourir deux fois,
renaître de même, languir ensuite pendant plusieurs siècles ; mais, prenant insensiblement des forces, accrue
de toutes parts, monter à son dernier période : semblable à ces fleuves qui, dans leur course, perdent leurs
eaux ou se cachent sous terre ; puis, reparaissant de nouveau, grossis par les rivières qui s'y jettent,
entraînent avec rapidité tout ce qui s'oppose à leur passage.
"Là, vous voyez la nation espagnole sortir de quelques montagnes ; les princes mahométans subjugués
aussi insensiblement qu'ils avaient rapidement conquis ; tant de royaumes réunis dans une vaste monarchie,
qui devint presque la seule : jusqu'à ce qu'accablée de sa propre grandeur et de sa fausse opulence, elle perdit
sa force et sa réputation même et ne conserva que l'orgueil de sa première puissance.
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